Lors des six premières années de sa vie, l’être humain possède un mécanisme cérébral que l’on pourrait dire absorbant, le dotant du pouvoir d’incarner l’environnement sans effort, en réalisant pour chaque expérience vécue, un nombre impressionnant de connexions neuronales. Et, parmi les centaines de connexions qu’il crée par seconde, le cerveau ne conserve que les connexions les plus fréquemment utilisées. C'est ce que l'on appelle l'élagage synaptique, c'est ainsi que l'être humain apprend et se spécialise.
Puisque le cerveau ne conserve que les connexions les plus fréquemment utilisées, par conséquent, ce sont les expériences quotidiennes de l’enfant qui s'encodent et structurent directement l’architecture de son cerveau. Un beau matin, nous rions de le voir faire comme nous, de parler comme nous, de bouger ou de réagir comme nous : c'est souvent un moment particulièrement drôle, surprenant, voire difficile, car l'enfant nous renvoie en miroir les gestes ou les attitudes que nous lui avons transmis inconsciemment, simplement en vivant à ses côtés. Nous pensons qu'il nous imite, mais il serait plus exact de dire qu'il manifeste à l'extérieur ce qui s'est encodé à l'intérieur.
Une étude saisissante, menée en 1995, illustre la puissance de ce phénomène. Des centaines d'heures d'interactions entre des enfants et des adultes dans 42 familles de tout le spectre socio-économique ont été enregistrées. Les enfants ont été suivis de l'âge de 7 mois jusqu'à l'âge de 3 ans. Les chercheurs ont constaté que 86 à 98 % des mots utilisés par les enfants à 3 ans provenaient directement du vocabulaire de leurs parents. Mais ce n'est pas tout. Non seulement les mots qu'ils utilisaient étaient identiques à ceux de leurs parents, mais le nombre de mots utilisés, la longueur et le style des conversations étaient également les mêmes. Par exemple, les parents de familles les plus pauvres avaient tendance à faire des commentaires courts et superficiels, comme “Arrête,” ou “Descends,” alors que les familles plus favorisées avaient de grandes conversations avec leurs enfants sur une grande variété de sujets.
Il faut donc l’entendre, qu’on le veuille ou non, ce sont ces petites choses auxquelles nous ne faisons pas forcément attention - la façon dont nous parlons, dont nous agissons et réagissons au quotidien - qui structurent, sans aucun filtre, les capacités et les comportements de nos enfants. Autrement dit, nos attitudes préparent les leurs. Cela doit être dit, redit et entendu. Il nous faut maintenant agir en conséquence, aussi bien à la maison qu’à l’école.
Quels sont nos comportements, nos mécanismes quotidiens ? Sont-ils en cohérence avec les comportements et les attitudes que nous voulons voir fleurir chez nos enfants ? Commençons donc par là : que l'on soit parent ou enseignant, accompagner un enfant exige une présence à soi, une observation consciente de nos propres gestes et attitudes. Si nous souhaitons voir l’enfant s’exprimer joliment et avec aisance, avoir des gestes délicats et harmonieux, ou faire preuve d’empathie, il n’y a pas 36 solutions : la première des choses à faire est de le faire soi-même. Il s’agit là de la première règle d’or appliquée dans la classe de Gennevilliers, et, je ne vous le cache pas, ce fut la plus difficile à respecter dans l’urgence d’une classe de plus de 25 enfants. Néanmoins, lorsque l’on sait que l’enfant possède un mécanisme cérébral aussi puissamment absorbant, qui se structure à partir de tout ce qu’il perçoit, et que l'on passe en moyenne 6h par jour avec lui dans une classe, cet effort n’est pas une option, c’est une responsabilité.
Incarner soi-même les attitudes ou les gestes à transmettre à l’enfant est un excellent début, mais ce n’est pas suffisant : il faudra également les lui montrer explicitement. Par exemple, lorsqu’il essaiera de dérouler un tapis de la classe - même s’il nous voit régulièrement le faire correctement - il faudra le lui montrer. Même chose pour se laver les dents, ranger sa chaise ou simplement saluer quelqu’un.
Une démonstration claire, c’est à dire silencieuse et séquencée, permet d'optimiser la transmission des gestes. Néanmoins, pour que l’enfant puisse les reproduire, il faudra que les circuits cérébraux nouvellement créés se renforcent, c'est à dire qu'il faudra que l'enfant voie et répète plusieurs fois l'expérience.
Cliquer sur l’image ci-dessous pour visualiser la façon dont nous procédions pour montrer les premiers gestes de l’autonomie aux plus petits.
Et le lâcher prise tu pratiqueras. Car, nous venons de le dire et il est toujours bon de le répéter : la transmission, immédiate ne sera pas. Il faudra du temps, de la fréquence et de la pratique pour que les circuits cérébraux nouvellement créés se renforcent et transforment des comportements observés en acquis solides. Dans son livre, le Dr Catherine Gueguen rapporte : “Quand les expériences vécues sont répétées, les connexions et les circuits cérébraux sont consolidés en cinq ou six mois.” Il faudra donc faire preuve de patience, et de lâcher prise : si l’enfant ne reproduit pas immédiatement ce que vous lui montrez, respirez, c’est tout à fait normal. Les aptitudes que nous souhaitons lui transmettre - telle que ranger délicatement sa chaise ou attendre son tour - ne seront donc pas acquises en une fois (ni en deux, ni en trois), c’est par les expériences et les observations répétées que l’enfant les construira.
Une façon très efficace et naturelle de fournir ces expériences et ces observations répétées, est de placer les enfants dans un environnement où ils pourront évoluer avec des enfants plus âgés, qui ont déjà acquis ce que l’on souhaite transmettre aux plus jeunes.
Prenons l’exemple d’une classe traditionnelle. En première année de maternelle, l’enfant devra principalement apprendre les gestes de l’autonomie et développer ses capacités langagières. A priori, il ne va pas absorber ces gestes ou un meilleur niveau de langage avec ses copains de classe à peine plus autonomes ou plus à l’aise linguistiquement que lui. L’Institution ose ce que la nature a sans doute jugé trop risqué - ou trop limitant : elle désigne une seule personne, l’enseignant. Ainsi, en caricaturant un peu, la source d’absorption pour l’enfant de maternelle dépend d’une seule personne, ce qui, en plus d’être inacceptable pour le cerveau en pleine maturation qui demande à être nourri généreusement, est inacceptable pour la santé de l’adulte qui peut vite s’épuiser à nourrir plus d'une vingtaine d'enfants. Une autre façon plus adaptée d’organiser la classe, serait de renverser ce flux vertical d’énergie inadapté pour tout le monde, et de le passer à l’horizontale. Comment ? En réunissant des enfants d’âges différents et en les laissant interagir librement au sein d’un environnement structuré.
La classe de Gennevilliers comprenait trois niveaux d’âges. Les enfants effectuaient leurs trois années de maternelle dans la classe, en montant d’un niveau chaque année. Ainsi, nous accueillions chaque année des enfants de petite section pour compléter le groupe. Nous n’avons pas eu la possibilité d’accroître davantage l’amplitude de ce mélange des âges - nous étions limités par des contraintes institutionnelles - mais, si nous avions pu le faire, nous l’aurions largement étendu. C’est ce que nous ferons lorsque nous développerons notre recherche dans les années à venir.
De cette façon, l'intelligence plastique des petits se voit richement nourrie, non plus seulement en situation d'apprentissage, mais également dans un contexte vivant et dynamique ; ils observent et interagissent plus de 6h par jour avec des camarades de classe plus âgés : ils n'ont plus seulement l’adulte pour #exemple, ils ont toute une classe d'enseignants qui leur fournissent de belles #démonstrations #répétées simplement en vivant à leurs côtés. Les grands aident spontanément les petits, et les petits adorent ça. La classe devient un lieu d’émulation et d’émancipation - pour tous.