Nous avons vu que les expériences vécues par l'enfant pendant les deux premières années de sa vie influencent son développement cognitif futur. Cette période post natale est fondamentale. Le bébé absorbe tout de l'environnement auquel il vient de naître. Nous l'avons remarqué, le nouveau-né est un observateur attentif, il étudie et explore le monde avec beaucoup de sérieux. Cette exploration est fondatrice, car ses expériences structurent directement son cerveau. Autrement dit, “grande responsabilité” pour nous, parents et éducateurs : comment être certains d'offrir à l'enfant des expériences adaptées ? De quoi a-t-il besoin pour se construire lors de cette période critique ?
Evidemment, le très jeune enfant explore le monde et se nourrit de ses expériences actives, c'est un besoin fondamental. Mais s'il peut le faire soutenu et étayé par notre attention bienveillante c'est encore mieux. Voilà ce qui semble être l'élément le plus important en cette période de développement intense. Vivre, mais vivre avec nous. Interagir avec lui par le regard, la voix, ou le corps, est véritablement un moteur pour son développement. Ainsi, il nous suffit d'être avec lui, observateur et complice de ses conquêtes. Accepter de marcher, à sa façon, par exemple, en prenant le temps de s'arrêter avec lui à chaque étonnement ; soutenir ses initiatives spontanées comme se nourrir lui même avec sa cuillère alors qu'il ne maîtrise pas encore tout à fait le mouvement de son bras... au final, peu importe ce que nous partageons avec lui - un sourire, des pleurs, un bain, une histoire ou une chanson - il nous suffit de le soutenir dans son exploration du monde en étant présent à la relation.
En effet, cette présence attentive est fondamentale. L'être humain est un être éminemment social, son cerveau a besoin de l'amour de l'autre pour se développer correctement. Parce qu'il se sent exister dans notre regard, parce qu'il est câliné, parce qu'il est aimé ; le cerveau de cet embryon social mature et développe ses pleins potentiels.
Que notre présence à l'enfant soit centrale pour son développement, nous le savons déjà plus ou moins intuitivement ; mais ce que nous savons sans doute moins, c'est à quel point cette attention est déterminante pendant la période critique des deux premières années de vie. Deux études, pointent les conséquences de l’absence dramatique d’attention pendant ces deux premières années.
Au début des années 90, à Philadelphie, le Dr. Hallam Hurt et son équipe étudièrent les dommages subis par les enfants nés de mères dépendantes à la cocaïne. Ils suivirent pendant plusieurs années deux groupes de nouveaux nés issus du même milieu socio-économique défavorisé : l'un regroupant des nouveaux-nés de femmes dépendantes à la cocaïne, qui ont donc été exposés à cette drogue lors de la grossesse (groupe test) ; et un autre groupe (groupe témoin), n'y ayant pas été exposé. A l'âge de quatre ans, à la grande surprise des chercheurs, aucune différence significative sur le plan cognitif n'a été trouvée entre les deux groupes. L'exposition à la cocaïne n'a pas impacté (ou de façon très subtile) le développement des enfants. En revanche, dans chaque groupe d'enfants (test et témoin), le QI était bien plus bas que la moyenne de leur tranche d'âge.
Cette donnée inattendue a poussé les chercheurs à s'intéresser au facteur commun à tous ces enfants : un milieu social défavorisé et empreint de violence. Cet environnement pouvait-il avoir perturbé le développement cognitif plus qu'une exposition gestationnelle à la cocaïne ? La réponse est oui. L'analyse des données montre que les facteurs environnementaux, comme l'exposition à la violence et le manque d'interactions, sont des facteurs plus délétères pour le développement cognitif que les expositions prénatales à la drogue. C'est dire à quel point les interactions sont fondamentales pour la construction de l'intelligence humaine : si l'embryon parvient à s'accommoder d'une exposition à la cocaïne lors de la formation de ses cellules, le nouveau-né, lui, s'accommode bien plus difficilement de l'absence d'étayage lors de sa formation cérébrale. Violence et pauvreté des interactions sont directement reliés à une baisse de QI, une réduction de la taille de l'hippocampe - organe associé à la mémoire, et donc à une baisse des performances impliquant la mémoire.
Une autre étude très connue, nommée The Bucharest early intervention project, démontre par un cas extrême qu'il ne suffit pas à l'être humain d'être nourri et habillé pour se développer. Cette étude a été réalisée après la chute du dictateur roumain Nicolae Ceaucescu, lorsqu'ont été découverts les orphelinats institutionnels et leurs conditions atroces d'accueil des enfants. Les bébés étaient laissés à eux mêmes pendant des heures dans des lits à barreaux, entassés à plusieurs, et parfois sans voir la lumière du jour. Leur contact avec les adultes était réduit au minimum : une soignante chargée de 20 enfants assurait nourriture et hygiène mais sans plus d'interactions avec eux. Ces enfants étaient donc quasiment privés de contact relationnel avec l'adulte, et avaient par conséquent des comportements sociaux et émotionnels gravement perturbés. Par ailleurs, le volume et l'activité électrique de leur cerveau étaient inférieurs à la norme. Cette privation dramatique d'interactions avait donc provoqué un sous-développement encéphalique et une activité cérébrale très réduite. Progressivement, les enfants ont été placés dans des familles d'accueil. En 2001, des chercheurs ont comparé le développement des enfants ayant été placés avant l'âge de 2 ans, avec celui d'autres d'enfants de l'orphelinat, placés après 2 ans.
De façon extrêmement nette, les résultats indiquent que les enfants placés avant l'âge de 2 ans montrent peu ou pas de différences cognitives et sociales avec des enfants du même âge : à huit ans, leur activité électrique cérébrale est normale. Avoir bénéficié d'un environnement riche et nourrissant avant la fin de cette période de grande plasticité que sont les deux premières années de la vie fut déterminant, et source de résilience. Les enfants placés après l'âge de 2 ans, eux, souffrent encore d'un développement anormal. Et c'est exactement la même chose pour les enfants de Philadelphie : les enfants résidant en institutions mais ayant été placés dans des familles d'accueil avant l'âge de deux ans, ont, à l'âge de 8 ans, une activité cérébrale normale ; et, comme le montre le schéma ci-dessous, les enfants ayant été placés après 2 ans conservent une activité cérébrale bien plus faible.
Ces deux études nous disent une chose importante : bien que nous disposions d'un pré-cablage sophistiqué inné pour apprendre, nous sommes avant tout des êtres de relation, qui, s'ils sont privés d'étayage social pendant leurs années de maturation cérébrale, voient leurs prédispositions innées se casser le nez sur les facteurs environnementaux. Bien que programmés pour apprendre, nous nous retrouvons malgré tout avec des carences cognitives si notre condition d'être social n'est pas respectée.
L'emphase mise actuellement sur l'importance de la relation sociale dans l'apprentissage n'est pas un précepte inventé par l'éducation dite alternative. Ces deux études nous le montrent. La reliance sociale est la clé de voute de la construction de notre intelligence : c'est une des lois de la vie qu'il nous faut maintenant connaître et respecter.
Montage réalisé principalement à partir de vidéos envoyées par des parents qui nous suivent.
Photographies by Lynn Johnson.